« Aujourd’hui, la révo­lu­tion numérique con­cerne tous les secteurs : la musique, la banque, les entre­pris­es… Tous sauf la poli­tique. Il y a là un vrai retard. » Char­lotte Richard, 31 ans, con­naît bien la ques­tion. Elle fait par­tie de ceux qui croient qu’In­ter­net à son rôle à jouer pour com­pren­dre, débat­tre ou même élire des can­di­dats. Elle est à l’o­rig­ine de l’as­so­ci­a­tion Voxe. « En 2011, c’était le boom des com­para­teurs sur Inter­net. On pou­vait com­par­er des machines à laver… mais pas des pro­grammes poli­tiques ! » Avec ses amis, elle crée un site qui per­met en quelques clics de véri­fi­er la posi­tion de chaque can­di­dat sur des ques­tions précises.

A l’image de Voxe, les pro­jets citoyens d’associations et de start-up se mul­ti­plient. C’est ce qu’on appelle la « Civic Tech ». Ils pro­posent de rassem­bler des voix, non pas sur des idées, mais sur de nou­velles méth­odes d’ac­tion poli­tique. Leur défi : lut­ter con­tre l’abstentionnisme. Pour eux, l’en­gage­ment poli­tique de demain sera pos­si­ble sur smart­phone. Encore faut-il que ceux qui rechig­nent à aller dépos­er leur bul­letin dans l’urne s’y retrou­vent dans un labyrinthe d’initiatives.

La Civic Tech, un lab­o­ra­toire politique

Alors que son com­para­teur s’ex­porte à l’é­tranger, notam­ment aux Etats-Unis pour les pri­maires, l’association Voxe ne compte pas s’arrêter en chemin. Actuelle­ment, l’équipe tra­vaille sur une autre appli­ca­tion, Newswatch. Il s’ag­it d’in­former les citoyens des pro­jets de loi en cours, mais surtout de les inviter à débat­tre aus­si. Les acteurs de la Civic Tech offrent à tout citoyen la pos­si­bil­ité d’in­ter­a­gir quo­ti­di­en­nement avec les décideurs, en pro­posant des idées, en par­tic­i­pant au débat pub­lic ou en votant régulière­ment, via des plate-formes ou des applications.

« Hack­er l’Assemblée nationale en 2017» est l’ob­jec­tif avoué de Ma voix, un col­lec­tif de citoyens. Pour cela, il pro­pose à tous les mem­bres de la com­mu­nauté de par­ticiper au débat poli­tique sur une nou­velle plate-forme en ligne. Ils peu­vent ensuite se for­mer au méti­er de député via des cours en ligne. Dernière étape, encore à l’é­tat de pro­jet, les représen­tants de Ma Voix aux élec­tions seront tirés au sort, pour garan­tir le principe de démoc­ra­tie directe et assumer leur refus de la poli­tique per­son­nifiée. Une vision de la poli­tique où les éti­quettes de par­tis n’ont plus leur place.

Au-delà des ques­tions de principes, Ma Voix étudie les modal­ités pra­tiques du vote en ligne. Le « blockchain » pour­rait être la solu­tion. Au cœur du sys­tème de la mon­naie numérique bit­coin, cette tech­nolo­gie per­met d’identifier chaque util­isa­teur et de sécuris­er tous les échanges dont elle fait l’objet. François Dor­léans tra­vaille pour une start-up qui pro­pose des appli­ca­tions de cette tech­nolo­gie. Il est en con­tact avec plusieurs plate-formes de débats et de votes intéressées par le con­cept. Selon lui, cet out­il pour­rait être prêt d’ici un ou deux ans, s’il est expéri­men­té par l’une d’entre elles.

Un rejet des par­tis traditionnels

« Les par­tis ne sont plus des instru­ments d’organisation de la société et des canaux de com­mu­ni­ca­tion effec­tifs entre décideurs et citoyens, con­statait le 20 mars Yves Sin­tomer, pro­fesseur de sci­ences poli­tiques, dans Libéra­tion. Com­ment pour­raient-ils jus­ti­fi­er la préser­va­tion de leur mono­pole ? » Ce phénomène s’ac­com­pa­gne d’une défi­ance des électeurs, un enjeu que pren­nent au sérieux les acteurs de la Civic Tech, soucieux de lut­ter con­tre l’abstentionnisme.

Mais le prob­lème est ailleurs pour Gré­go­ry Isabel­li, fon­da­teur de Baztille. « Les par­tis tra­di­tion­nels étouf­fent le débat d’idée et se trans­for­ment en clubs de sup­port­ers, où la même idéolo­gie s’impose à tous. » C’est ce qui l’a con­duit à imag­in­er la plate-forme de Baztille. Le principe : les mem­bres pro­posent et choi­sis­sent une ques­tion par semaine, par exem­ple : « Faut-il met­tre en place un revenu de base uni­versel ? » La com­mu­nauté pro­pose ensuite des répons­es à apporter à ce prob­lème, et les soumets au vote égale­ment. « C’est un moyen de débat­tre et de pren­dre des déci­sions, en élim­i­nant le biais des par­tis. Puisque c’est en ligne, il n’y a pas de bar­rière géo­graphique, et tous les par­tic­i­pants sont sur un pied d’égalité. »

Pas de raz-de-marée de participations

Avec 700 adhérents, plusieurs mois après son lance­ment, Baztille n’est pas vrai­ment ce qu’on appelle un mou­ve­ment de masse. Gré­go­ry Isabel­li a pour­tant des objec­tifs ambitieux, notam­ment celui d’élire un député à l’Assemblée nationale grâce à son réser­voir de voix. « Pour le moment, nous n’avons pas encore lancé la phase de recrute­ment, nous en sommes tou­jours à l’expérimentation. »

Pour ces plate-formes qui se pro­posent de nour­rir le débat citoyen, de faire émerg­er des déci­sions ou des can­di­dats aux élec­tions se pose la ques­tion fon­da­men­tale de l’élargissement de leur base. Char­lotte Richard, la fon­da­trice de Voxe, insiste : « La capac­ité de ces mou­ve­ments à sur­vivre ou pas dépend entière­ment de la capac­ité à touch­er le plus grand nom­bre. Si on ne va pas au-delà d’une cen­taine de Parisiens con­cernés par cette thé­ma­tique, c’est impossible. »

La légitim­ité du nom­bre, c’est aus­si l’en­jeu cen­tral pour laprimaire.org. Ce mou­ve­ment veut désign­er un can­di­dat indépen­dant aux élec­tions prési­den­tielles de 2017. Inter­rogé à ce sujet par le média Wede­main, Thibault Favre esti­mait à 100 000 inter­nautes-électeurs le seuil cri­tique pour avoir autant de crédi­bil­ité qu’un par­ti tra­di­tion­nel Pour le moment, l’association rassem­ble 21 320 citoyens.

L’union fera la force

« A la fin, il n’en restera qu’un. » Il ne s’agit pas ici d’un remake de Bat­tle Royale, ou d’une énième émis­sion de télé-réal­ité à la sauce sur­vival, mais bien de la con­vic­tion des acteurs de la Civic Tech. Dans les prochaines années – ou décen­nies ? –  le tri va se faire. « Aujourd’hui, aucun mou­ve­ment n’a per­cé, il y a plein de méthodolo­gies un peu dif­férentes qui cohab­itent, explique Gré­go­ry Isabel­li, de Baztille. Mais comme tout le monde a pour but de faire masse, quand l’un va émerg­er, la fusion va se faire naturellement. »

Pour le moment, les passerelles exis­tent entre ces start-up et asso­ci­a­tions. Elles com­mu­niquent, s’entraident, mon­tent des événe­ments ensem­ble. Il s’agit d’une con­cur­rence saine, souligne Gré­go­ry. Selon Char­lotte Richard, le mod­èle asso­ci­atif ne représente peut-être pas l’avenir. « L’exemple type, c’est celui des Amap et de La Ruche qui dit oui. Le mod­èle asso­ci­atif viv­ote, tan­dis que l’autre struc­ture pro­pose un mod­èle viable économique­ment, qui touche plus facile­ment le grand public. »

Une chose est cer­taine selon elle, il ne faut aban­don­ner ni l’indépendance des mou­ve­ments, ni leur vision hor­i­zon­tale de la société. Les idées doivent con­tin­uer d’émerger des citoyens, pas venir d’en haut. « Je ne pense pas que les déci­sions qui seront pris­es grâce aux out­ils numériques seront for­cé­ment meilleures que ce qui est fait actuelle­ment¸ explique Gré­go­ry Isabel­li. Mais même si ce n’est pas le cas, les gens se sen­tiront plus con­cernés, car ils seront directe­ment respon­s­ables des déci­sions pris­es. » La révo­lu­tion numérique a peu de cer­ti­tudes, encore moins d’idéalisme. Avec elle, inutile d’attendre le Grand Soir.  Deux ou trois applis sur le smart­phone suffiront.